Connaissez-vous les Iles Trimiti ?

Les Italiens connaissent les îles Tremiti grâce au chanteur Lucio Dalla, qui y a créé un festival de musique. Un journaliste allemand découvre avec bonheur ce secret national bien gardé.

Il n’y a pas une chambre de libre sur l’île de San Nicola. C’est la conclusion qui s’impose après quelques va-et-vient entre les maisons à deux étages datant de l’époque des Bourbons. La déception est servie avec le caffè : toutes les chambres chez l’habitant, y compris celle de la cousine Claudia, sont prises. La signora Carducci exprime ses regrets et apporte l’addition. Elle dirige la Trattoria Diomedea, aux tables de laquelle se retrouvent à midi les ouvriers qui restaurent la majestueuse abbazia Santa Maria a Mare. La signora Carducci s’était pourtant montrée rassurante deux heures auparavant : bien sûr qu’on allait pouvoir trouver une chambre, elle allait s’en occuper, mais je devais d’abord manger quelque chose ; pour le reste, on verrait bien.
Elle avait quand même raison. Sauf que la chambre se trouve à San Domino, une île plus grande séparée de San Nicola par quelques centaines de mètres de mer turquoise. Peut-être y a-t-il eu un malentendu – un equivoco ? C’est même probable, car mes connaissances en italien sont limitées. Et les connaissances linguistiques des insulaires plus limitées encore, ce qui est compréhensible : pourquoi prendre la peine d’apprendre des idiomes étrangers, alors que les îles Tremiti ne reçoivent que des visiteurs italiens ? Quoi qu’il en soit, ce premier matin comble mes plus beaux espoirs : huit jours sur un archipel de quatre îles, à vingt bons kilomètres au large des Pouilles, seul au milieu des Italiens. A la recherche de moi-même.
Une descente acrobatique m’amène à la Cala Matano. Holà, il y a un drôle de truc qui ondule dans l’eau transparente près de mon pied gauche. On dirait un chiffon mouillé… “Un pulpo”, corrige Carolina, qui s’occupe des vingt chaises longues aérodynamiques en alu et des parasols de la crique. Les chaises longues sont souvent réservées à l’avance, du moins en saison, et pour de bonnes raisons : d’abord, San Domino ne compte que deux plages accessibles par la terre ; deuxièmement, c’est au-dessus de la Cala Matano que se dresse la maison de Lucio Dalla, la plus somptueuse demeure et la plus grosse attraction touristique de l’île. C’est dans cette villa méditerranéenne blanche, majestueuse, avec arcades, vue sur la mer et studio d’enregistrement que la star a enregistré son album Luna Matano. L’Italie connaît les îles Tremiti depuis que Dalla a monté le Tremiti Festival, un concert gratuit qui a lieu chaque année en juin dans la cour de l’abbazia Santa Maria a Mare. L’an dernier, Sting était parmi les invités. C’est Raffaela Carrà, présentatrice la mieux payée de la télévision italienne, qui a animé l’événement. “Raffaela Carrà !” répète Carolina. Je réserve une chaise longue avec parasol pour le lendemain. Prudence est mère de sûreté.
Contrairement à ce que son nom pourrait faire penser, il n’y a pas le moindre Anglais sur la Cala degli Inglesi. Les Britanniques fréquentent aussi peu les îles Tremiti que les Néerlandais, les Allemands et les Français, du moins de nos jours. En 1807, les vaisseaux de guerre anglais avaient jeté l’ancre devant la côte nord-ouest de San Domino. On tira des canons à terre et on bombarda le cloître fortifié de San Nicola, l’île voisine, qui abritait une garnison au service de Joachim Murat, beau-frère de Napoléon Ier, devenu roi de Naples après la fuite en Sicile du Bourbon Ferdinand IV. N’ayant obtenu aucun résultat, les Anglais repartirent et ne revinrent plus jamais.
Le Touring Club Italia, qui est arrivé en 1958 sur la Cala degli Inglesi, s’est, lui, installé et agrandi. Le camping des premiers temps est devenu un village de vacances de 5 hectares. C’est le premier équipement touristique à avoir pris pied sur les îles Tremiti. L’établissement est le plus gros employeur de San Domino – et le plus gros contribuable. Il verse une fortune à la municipalité rien que pour pouvoir installer une centaine de lits de camp doubles et de parasols dans les rochers déchiquetés de la Cala degli Inglesi pendant les mois d’été. Combien ? “Des milliards de lires !” affirme Bruno. Je n’insiste pas et m’organise une séance d’ornithologie. Le lendemain sera consacré au puffin cendré. Normalement, le Calonectris diomedea n’a rien à faire sur les îles Tremiti. Cet oiseau de mer gris-brun de la taille d’un canard vit en fait dans l’Atlantique et se reproduit, entre autres, sur les îles bretonnes. Pourquoi se sent-il bien dans l’Adriatique – c’est un mystère pour les ornithologues. Mais pas pour Paola. Voilà plus de quinze ans que cette galeriste de Rome passe ses vacances sur les îles Tremiti, toujours au Touring Club Italia. Paola croit fermement à la légende qui circule depuis l’Antiquité dans l’archipel : selon Pline, Diomède – un compagnon d’Ulysse – trouve en revenant de la guerre de Troie sa femme avec un autre et son trône occupé. Déçu, il part en Italie du Sud, s’allie aux Dauniens contre les Messapiens puis se rend avec ses compagnons sur l’archipel, “contra Apulum litus” pour y mourir. Quand vient sa dernière heure, ses compagnons se lamentent à grands cris. Vénus, prise de pitié, les transforme en puffins cendrés. Depuis, ils pleurent la mort de leur chef en gémissant la nuit – dans la journée, ils pêchent en haute mer. Peu avant minuit, Paola conduit un petit groupe d’allergiques aux boîtes de nuit sur le site de nidification de la Punta del Vapone. Des hurlements assourdissants s’élèvent des rochers, un peu comme des cris d’enfant. Paola est formelle : “Ils s’accouplent.”
“La testa”, “il braccio”, “la gamba”, crie Matteo Verri, le patron du Gabbiano. Le canot d’excursion danse sur les eaux turquoise au nord de l’Isola Capara. C’est là, par 5 mètres de fond, que gît paraît-il la statue du Padre Pio. Ce capucin [1887-1968], à qui Renzo Piano a érigé [en 1992] une basilique à San Giovanni Rotondo dans le Gargano tout proche, a été canonisé en 2002. Les insulaires lui ont élevé une statue, qu’ils ont immergée, pour demander sa protection. Il n’y a rien à voir, mais le saint jouit d’un grand prestige dans les Pouilles et l’émotion est vive à bord. Les femmes se signent, les hommes sont persuadés que Matteo Verri les a conduits au bon endroit. Cette escale est le clou du tour des îles et des grottes, que tout visiteur d’un jour se doit de faire.
Du fond de l’eau, la statue du Padre Pio protège les îles et les amoureux
Pendant une heure, on cabote de grotte en grotte autour de San Domino, la isola turistica. Certaines sont violettes, d’autres grouillent de poissons, mais le moteur du canot les transforme toutes instantanément en chambres à gaz. On continue ensuite vers San Nicola, la isola storica. Vue d’en bas, l’abbazia Santa Maria a Mare, couverte d’échafaudages, semble imprenable. Ensuite, c’est la Statua di Padre Pio immersa, comme promis sur le billet, et on termine par un arrêt baignade à la Cala dei Turchi de l’Isola Caprara, un îlot inhabité qui tient son nom des câpriers sauvages qui le couvrent. Pour limiter la progression des arbustes, on y installera bientôt un troupeau de chèvres de Gargano. Matteo Verri n’a rien à dire de plus sur l’Isola Caprara. Et l’Isola di Cretaccio, la quatrième du quatuor ? Matteo montre une petite île aride, tout aussi inhabitée, et hausse les épaules.
San Nicola ne fait même pas la moitié de San Domino, mais son plateau, qui se dresse brutalement au-dessus de la mer, en a fait depuis l’Antiquité le centre du pouvoir de l’archipel. Et un lieu de bannissement depuis presque aussi longtemps. Derrière l’abbaye, protégée par ses remparts et ses tours, un escalier taillé dans le roc conduit au plateau. Il n’y a pas un arbre pour donner de l’ombre. Myrtes, romarins, coquelicots, genêts bordent le chemin poussiéreux qui mène à Punta del Cimitero. On peut y voir la petite grotte où reposerait Diomède, et d’autres tombes éparpillées dans les rochers. L’une d’entre elles serait celle de Julie, la fille de l’empereur Tibère et petite-fille d’Auguste, qui fut, selon Tacite, exilée à San Nicola parce qu’elle aimait un peu trop les orgies publiques au goût de son grand-père. Une chose est sûre, c’est qu’elle est morte à San Nicola.
A la fin du XVIIIe siècle, [le roi de Naples] Ferdinand IV déportait les criminels sur l’île. Ils furent graciés en 1807, quand les Anglais furent repoussés. Vers 1843-1844, son successeur Ferdinand II [roi des Deux-Siciles et de Jérusalem] reprit cette tradition, mais cette fois pour les indésirables des basses classes de Naples – dont le dialecte imprègne encore la langue parlée dans l’archipel. Enfin, Mussolini fit des Tremiti un domicilio coatto, un lieu de résidence forcée pour ses opposants. Jusqu’en 1943, près de 2 000 deportati, dont Sandro Pertini, qui devait par la suite devenir président de la République, furent envoyés uniquement à San Nicola dans un premier temps, puis également à San Domino. Pertini y resta trois jours, le temps pour sa mère de faire le siège des autorités à Rome et d’obtenir sa libération.
L’abbazia Santa Maria a Mare fut fondée à San Nicola en 1045 par des bénédictins de Monte Cassino, puis reprise par les cisterciens. Elle devint tellement riche que des pirates venus des côtes croates arrivèrent en 1321. Jusqu’alors, les moines avaient toujours réussi à repousser leurs agresseurs, mais ceux-là étaient malins. Ils déclarèrent qu’un des leurs avait, avant de mourir, demandé à être enterré chrétiennement. Les moines se laissèrent fléchir. Pendant que le cortège funèbre se dirigeait vers l’église, le défunt bondit hors de son cercueil et distribua les armes qui y étaient dissimulées. Il n’y eut pas de survivants. Ce n’est que des décennies plus tard que, sur ordre du pape, des frères de Saint-Jean-de-Latran revinrent à San Nicola. L’abbaye connut une deuxième prospérité, mais fut fermée définitivement en 1782 et laissée à l’abandon.
Elle est en cours de restauration depuis 1962. L’église est achevée : on y voit, sur le sol, un grand fragment de mosaïque représentant l’oiseau de Diomède – rappel des influences byzantines. Les arcades Renaissance du deuxième cloître et la grosse tour aragonaise qui se dresse à l’entrée ont elles aussi retrouvé leur ancien éclat. Le reste est encore en chantier, un chantier largement financé par l’Union européenne. Nonna Sisina, qui tient depuis un demi-siècle une trattoria au pied de l’abbaye, regrette que les touristes européens soient aussi peu nombreux. A la place des dolci, cette mamie enjouée propose une coppa d’amore. Un vin rouge aux herbes dans lequel on trempe un biscuit à l’anis en pensant – à quoi ?
San Domino est bien plus animée que San Nicola. Nous sommes samedi soir, l’heure de la passeggiata. Sur la piazza – à gauche le bar Stella Maris, au milieu la Banca Carmine, à droite la discothèque Diomedea –, les marchands de glaces sont pris d’assaut. On se montre, on s’agite au rythme des premières canzoni qui sortent du Diomedea et vont résonner dans la nuit. Demain, c’est dimanche et j’ai décidé de faire de la marche.
Je ne suis pas allé très loin. Comment aurais-je pu ? La plus grande des îles Tremiti fait 2,8 kilomètres de long sur 1,7 kilomètre de large. Un sentier de randonnée part de la Cala del Bue Marino et monte au Colle dell’Ermita, qui est, avec ses 116 mètres, le point culminant de l’archipel. De l’autre côté du Colle, le chemin descend en offrant une succession de vues sur San Nicola et sur Caprara pour se terminer devant le Ristorante delle Rondinelle. Hermann, le berger allemand de la maison, se prélasse sur le seuil. Il est doux comme un agneau, assure le serveur. Je me fais, dans l’ordre, un pulpo à l’aneth avec des haricots verts, des spaghetti aux palourdes, du rouget grillé. Je ne me suis jamais autant régalé au cours de cette semaine. Au moment où je paie, mon billet de bateau pour Termoli s’échappe de mon portefeuille. J’attendrai demain matin pour partir.

Auteur Klaus SIMON - Extrait du magazine courrier international - Hebdo n°770 - 771-772.












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